Journal de cheval


1.

Elle attend, oreilles tendues vers la porte entrouverte, sa tête fine par-dessus l’épaisse barrière métallique. Elle a cet air étrange, entre deux âges. Il ouvre la barrière, elle recule, ne se laisse pas approcher tout de suite. Il faut lui permettre d’humer le corps, ce qu’elle fait délicatement, du bout des lèvres. Méfiante. Il faut l’aborder comme un chat, ne rien demander, rien exiger, juste se tenir là. Attendre. Attendre que la curiosité l’emporte. Il peut enfin laisser courir sa main sur l’encolure noire mais elle garde le cou relevé, un oeil rivé sur lui, aussi doux qu’étonné. Elle n’est pas d’un noir ébène, c’est un noir de sable, celui qui dort au pied des volcans et se teinte parfois de rouge à force de souffrir le soleil.

Je m’approche, elle me toise, se détourne. Pour elle, je ne suis qu’une humaine de plus.

Si elle savait ce qui se joue là, à cet instant précis. Il est étrange cet abîme entre nous. Pour l’heure, elle est si jeune, elle est une proie – un animal de fuite qui , à renforts de douceur, de patience et de nourriture se laisse toucher. Un geste inopportun, une voix à peine trop forte, un rien peut tout casser.

Cet abîme, il n’y a que moi qui souhaite le combler. Pour le moment, j’espère.

Mais petit à petit, je gagne en intérêt. Ma veste, mon capuchon, présentent autant d’odeurs nouvelles que de bruits intrigants. A mon tour, je sens le souffle léger sur ma paume, les vibrisses. A mon tour, je vois l’oeil inquiet, à mesure que je caresse du bout des doigts. Je cesse, elle me cherche. Je recommence, elle s’en va.

« Qu’est-ce que signifie «apprivoiser»? C’ est une chose trop oubliée, dit le renard. Ça signifie «créer des liens…». »

« Apprivoise-moi ! Que faut-il faire ? dit le petit prince. Il faut être très patient, répondit le renard. Tu t’assoiras d’abord un peu loin de moi, comme ça, dans l’herbe. Je te regarderai du coin de l’œil et tu ne diras rien. Le langage est source de malentendus. »

Le Petit Prince, Antoine de St-Exupéry.


2.

Ce journal aurait tout aussi bien pu se nommer Journal d’une future propriétaire sauf qu’entre-temps, j’ai signé deux feuilles blanches et ça y est, mon statut a changé.

Et je ne le réalise toujours pas.

Après tout, l’objet de désir, la raison de tant de nuits raccourcies, est encore trop jeune pour se trouver près de moi – (ah et puis, oups, je vais aussi partir marcher plusieurs mois… !). Je vis donc ces premiers temps de “propriété” à distance. Ou devrais-je dire, à grande distance, puisque Sombra s’ébroue actuellement dans de vastes prairies angevines, à quelques 800 kilomètres de la Suisse.

J’ai eu la chance de rencontrer ma future compagne de cavalcades (encore que je ne l’ai pas choisie au départ… j’y reviendrai). Mais à force de voir défiler les groupes Facebook dédiés à la vente de chevaux et autres plateformes web d’élevages équins, je m’interroge sur la capacité de certaines personnes à acheter un cheval (aka le plus gros investissement de TOUTE MA VIE) sur photo. Un clic. Comme ça.

Un pull sur Zalando.

(Et oui, c’est courant)

N’est-ce pas dérangeant de choisir un animal, un être vivant comme une fringue dans un catalogue? De l’étudier sous toutes les coutures avant même de l’avoir vu bouger, de l’avoir senti, touché? Ne pas s’étonner, alors, de savoir que beaucoup revendent la créature en question après quelques années. Le cheval (ou le chien, le chat, le hamster…) – serait-il un bien de consommation comme un autre?

Cette idée m’est absolument inconfortable. Quelque chose là-dedans, je ne sais pas quoi, titille une frontière entre la vie et la mort.

Le cheval a un prix fixé en fonction de sa généalogie, parfois de son palmarès, et de son niveau d’éducation. Dans le cas d’une race pure, ses caractéristiques physiques doivent correspondre à un “studbook”. L’arbre généalogique peut donner un aperçu plus ou moins vague du futur caractère, des futures qualités. Entendez: du potentiel de médailles. C’est-à-dire qu’on parie déjà sur l’argent. Et puis, de l’autre côté, par-delà une frontière symbolique, la plupart des acheteur.euses (comme moi) se fient à un coup de coeur, un coup de foudre auquel elles peuvent renoncer en cas de mauvais bilan vétérinaire.

Parce que oui, on veut bien acheter un cheval fonctionnel, mais pas risquer la banqueroute avec un animal qui présente trop de faiblesses. Ou trop de risques.

Cela signifie qu’avant d’acquérir un compagnon – puisqu’on ne le connaît pas encore – on achète un objet. Et si possible, un objet joli, élégant et gentil façonné en fonction de l’utilisation que l’on projette sur lui. On s’offre un objet qui servira à nous divertir, éventuellement à combler nos besoins émotionnels et plus rarement, à travailler avec nous.

Sauf qu’il est vivant et que, comme tout être doté de vaisseaux sanguins, d’un coeur, de poumons et d’émotions, il est susceptible de ne pas tout à fait correspondre à la notice.

Alors, je ne sais pas qui sont ces acheteur.euses compulsives, mais je crains qu’elles ne soient qu’un symptôme d’une société malade. Malade d’avoir perdu le lien avec d’autres espèces que l’être humain, malade d’un manque d’apprentissage de l’empathie, malade au point de zapper pourquoi les chevaux (et autres animaux domestiques) sont toujours à ses côtés.

(Ecoutez à ce propos ce merveilleux épisode d’un podcast d’Arte Radio “Vivons heureux avant la fin du monde – L’Amour Wouf”).

Les marchands de chevaux, aussi bien que les gros élevages, participent à cet élan insensé. Il est de notoriété officieuse dans le milieu équestre que certaines grosses structures “productrices” d’équidés sont parfois réduites à envoyer à la boucherie la “marchandise” qui ne correspond pas aux normes. Défauts physiques ou mentaux… Des poulains qui ne feraient pas la fierté de leurs naisseurs et seraient difficilement vendus. Des produits mal qualibrés.

Tout est une question de vocabulaire.

Mais après tout, ne serais-je pas un peu malade, moi aussi? J’ai bien fait enfler mon cerveau durant plusieurs semaines à force de comparer les différents poulains que l’on m’avait présentés. J’ai, moi aussi, cherché à percevoir si le futur développement physique de ma pouliche serait harmonieux. Des membres droits, une croupe puissante, un dos fort, un rein tenu. J’ai, moi aussi, souri en constatant le feu qui l’animait autant que sa capacité d’analyse face aux possibles dangers. J’ai traqué les signes d’un avenir heureux. Sécurisant. Confortable Je ne suis donc peut-être pas meilleure qu’une autre.

Tout ce que je peux faire de plus, c’est, jour après jour, m’informer et me questionner. Me battre contre l’idée que ce cheval sera là pour mon plaisir, au détriment de son individualité. Travailler sans relâche à lui offrir les meilleures conditions de vie possible, à l’observer, à la comprendre.

Avec l’espoir que Sombra, elle, voudra bien m’apprivoiser.